EELS : Beautiful Freak (1996)
- Tonton Touane
- 24 nov. 2019
- 4 min de lecture
(ou la revanche des nerds dépressifs sur un monde de merde.)

La peine, la douleur et la mélancolie ont bien souvent accompagné l'écriture de chefs-d’œuvre sonores depuis «l'invention» de la musique, puisque c'est d'une expérience, d'un parcours tortueux ou d'un bilan de vie qu'est né le blues, la soul, le rock ou le rap. Ne parlons même pas des compositeurs romantiques du XIXème siècle! Parler de soi n'a jamais été facile pour un citoyen lambda, mais chanter ses mésaventures et ses espoirs a toujours été un moyen efficace de soulager son âme en même temps que rallier un public qui va forcément se reconnaître et s'identifier.
Ainsi, le malheureux Kurt Cobain chantant Something in the way avait toute une génération d'ados boutonneux à l'autre bout de ses mots, reniflant dans leur pull camionneur ou hochant la tête en regardant d'un air tristounet leurs Converse/Dr Marten's... trouées de préférence.
En 1997, j'ai quatorze ans et, entre deux clips d'Alice in Chains et d'Alanis Morissette (ouais, je sais, que des A cette fois-ci, mais j'aurais pu aller plus loin dans la punition et citer Alabina...merde, j' l'ai fait), lassé de cette société qui ne me comprendra décidément jamais, je tombe sur les premières secondes de Novocaine for the soul... mon cerveau stoppe et écarquille les synapses. Un disque vinyle qui craque, une intro jitterbug et ce mec se met à chanter des trucs déprimants par dessus un toy piano.
Voilà comment Eels a touché votre Touane en plein cœur!
L'album dont est issu ce premier single s'intitule (tu l'auras déjà deviné, patate!) Beautiful Freak, sorti un an avant aux USA, mais n'a bizarrement pas vraiment soulevé un grand intérêt au pays de l'oncle Bill. Son arrivée sur le sol européen va lui valoir une seconde naissance et la consécration qu'il mérite, puisque collant aux standards pop et électro-blues, du moins au niveau musical. Un bon mix entre Beck et Portishead, selon les fans. Je leur donne raison, je fais ce que je veux, c'est ma chronique. On peut y noter également une grande influence des comptines pour enfants, vu que c'est très jeune que l'anti-héros a fourbi ses premières larmes. L'utilisation des mélodies simples élaborées en arpèges sur la gratte ou au piano, qu'il soit jouet ou non, nous plonge rapidement dans un décor que Danny Elfman lui-même aurait pu souffler dans nos oreilles... Pour ce qui est des textes, ils sont introspectifs, tordus, voire bizarres. Ultra-réalistes, et pourtant chargés de poésie. Le «beau monstre» est dépeint comme un monstre, quoi qu'on en pense. Après, la valeur est inversée, vue que l'histoire est racontée du point de vue de ce dernier.
La pochette met en scène une petite fille au regard... pour le moins dérangeant. Les yeux agrandis au Photoshop 3.0 de la bonne époque nous fixent tandis qu'une fleur un tantinet défraîchie symbolise une enfance qu'on peut estimer sans risque comme pas choucarde pour un dollar. Des années plus tard, j'ai lu l'autobiographie du créateur, chanteur, guitariste, claviériste, bidouilleur du groupe. Mark Oliver Everett, aussi connu sous le pseudo E, bah comment vous dire? L'illustration est à vingt mille kilomètres en dessous de la réalité. Ce mec a un mérite incroyable d'être resté parmi nous après l'histoire qu'il a vécue. Ça tient simplement du miracle qu'il ne s'est pas jeté sous un troupeau de touristes un week-end de 15 Août. Vous irez voir par vous-même, je ne suis pas ici pour jeter en pâture la vie intime des artistes, mais leur œuvre.
Ainsi donc, le tout premier disque sorti sur le tout nouveau label Dreamworks (issu des cerveaux et des portefeuilles de Steven Spielberg, Jeffrey Katzenberg et David Geffen, tout de même!) est un florilège de chansons pop lo-fi mêlant rock, comptines, hip hop et désespoir. Cyanure vendu séparément. Certains des titres figuraient déjà sur d'anciennes productions de Mark O. Le titre Beautiful freak fait référence, selon moi, à un refus d'adhérer au Rêve Américain, selon lequel il est possible pour une serveuse de devenir princesse et qu'un pauvre banlieusard peut tenir Wall Street par les noix. La désillusion est souvent à la hauteur du rêve et une frange de la société des années 90 a bien compris que tout n'était pas accessible. Dans cette société de pionniers, où le «moyen» est synonyme de «médiocre», E et sa bande révèlent une poésie issue du côté des perdants. Et c'est là qu'ils gagnent leur public. Les gens normaux, les nerds, les geeks (pas encore à la tête des studios hollywoodiens), les fils de personne ont eux aussi leurs (més)aventures, comme sur Guest List ou Flower.
De temps à autre, on a l'impression d'assister à un morceau de vie d'Everett, mais la distance et l'humour qu'il emploie à tour de rimes nous éloigne aussitôt de sa sphère personnelle. Il n'empêche que les leçons tirées des ces (ses?) histoires sordides laissent entrevoir une lueur malgré tout, car comme il est écrit dans Spunky: «One day the world will be ready for you, and wonder how they didn't see». C'est probablement ce que se disent ceux qui squattent le milieu du tableau, ceux qu'on coince dans les casiers au lycée, ceux sur qui on laisse la porte se refermer au club branché.
Eels parle de ces invisibles qui peuplent la planète, qui la font vivre et vibrer tout en s'excusant de ne pas être déjà sortis du cadre. Lorsque j'écoute Beautiful Freak, je repense à cette coolitude qui a commencé à se dégager des losers. Je regardais Daria et méprisais les sportifs, fumais des roulées en cherchant à mieux dissimuler mes boutons sous mes cheveux devenus autonomes depuis le collège. La belle période, selon les anciens. Une épreuve pour le nouveau qui traverse ce champ de bataille qu'est l'adolescence.
Bref, avec Mark O à la création, Butch Norton à la batterie et Tommy Walters à la basse, à la fin du siècle dernier, les jours de pluie sont des jours de fête. Sur ce, je vous souhaite un bel automne!
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