LE FADO
- Tonton Touane
- 1 mars 2022
- 4 min de lecture
(Le blues venu d'Europe)
Tu vois, petit, le monde se divise en deux catégories: ceux qui ne campent qu'un seul style de musique et ceux qui ont accepté d'aller sur des terrains moins... stabilisés, dirons-nous.
Je ne parviens pas à me souvenir de ma première chanson traditionnelle portugaise.
Attends, la Lambada, en 1989, ça compte pas, non. Ça vient du Brésil et c'est Patrick le Lay et Etienne Mougeotte, alors respectivement président et directeur des programmes de TF1 qui ont ramené ça dans une mallette bourrée de cruzados et de recettes de caïpirinha en poudre.
D'ailleurs cette chanson (l'une des 10 meilleures ventes en France avec 1,735 millions de copies!) n'est autre qu'un méchant plagiat d'un traditionnel bolivien, alors ferme ta boîte à camembert.
Non. C'est autre chose qui m'a mis la puce à l'oreille... en y réfléchissant, peut-être est-ce le sketch des Inconnus sur la fausse campagne européenne concernant le port du préservatif en novembre 92. La musique de fond, un titre d'Amàlia Rodrigues m'avait pourfendu l'âme. J'étais pas bien vieux, à l'époque.
Le génie des humoristes fut de créer un décalage entre une ambiance austère faite d'images pieuses, de musique triste, et la blague sur le radada. Autant de choses que je vérifierai par moi-même quelques années plus tard, mais j'y reviendrai.
Au cours de ma (longue) jeunesse, j'ai côtoyé la communauté portugaise de près, et le moins que l'on puisse dire, c'est que la plupart de ces forçats des champs et des chantiers savaient vivre, faire la fête et chanter, n'ayant pas le temps de glandouiller au travail comme certains que je tairai.
Je ne connais aucun peuple aussi imprégné par la musique mélancolique, et ce sentiment qu'on appelle Saudade. Ce mot à lui seul peut résumer la recherche éperdue d'un bonheur indéfini, l'éloignement de sa terre ou d'un être cher, mais dans une certaine dignité. Ici, pas d’apitoiement crasse, pas de grandes envolées théâtrales, non. Un peu de retenue, que diable, c'est pas la Commedia dell'arte! À l'inverse, on prend les sentiments au sérieux et on les transcende à l'aide de sa voix, d'une guitare classique et d'une guitarra, sorte de mandoline traditionnelle.
J'ai embrayé plus haut avec la « reine du Fado » (ah oui, le style musical s'appelle comme ça, au cas où ça t'aurait échappé!), laisse-moi faire les présentations:
Amàlia da Piedade Rebordão Rodrigues (1920-1999) incarne la renaissance du genre, né au 18ème siècle d'un mélange de chants marins et de musiques exotiques. Sa vie est un roman, elle multiplie les échecs amoureux et sa famille lui met des bâtons dans les roues au plan artistique. Trois tentatives de suicide plus tard, elle laisse éclater son émotion sur scène et fait pleurer l'Olympia en 1956... Cette petite était prédestinée. Le destin se dit «fatum» en latin, «fadar» en portugais. Il l'a, maintenant ?
C'est donc cette dame qui chante en fond lorsque Pascal Légitimus consent à une séance de zizi-panpan sans capote parce que c'est trop cher... Merci, les gars! Vous m'avez ouvert une porte sans le savoir!
Il faut garder en tête que ce genre musical reste très populaire au pays, et nombreux sont les groupes de pop, de rock qui incorporent cette Saudade dans leur riffs et leurs paroles.
Le Fado nouvelle génération amène les plus jeunes oreilles à découvrir une autre profondeur que le blues habituellement retourné dans tous les sens, qu'à force, il y perdrait presque de son efficacité.
Oui, je le clame haut et fort: la Fado, c'est du blues. Et il existe autant de versions qu'il existe de communautés portugaises dans le monde, c'est dire si on en trouve des brouettes! Sur l'île de Madère, au Brésil, en Angola, au Timor, on chante la solitude, la terre qui nous a vu naître, l'espoir.
L'esprit du fado a touché nombre d'artistes différents: Madredeus, Ana Moura, Mariza, dans des styles plus ou moins éloignés de l'origine.
On y a collé des guitares électriques, des rythmes exotiques, on l'a passé à la moulinette dance, et ça, c'est vraiment dégueu, je vous le déconseille, tout comme mettre du Coca dans le bœuf bourguignon.
D'autre part, l'âme des éloignés voyage d'un pays à l'autre, dans le monde lusophone. D'une reine, on passe à une diva, celle dite «aux pieds nus», la célèbre Cesària Évora. Quoiqu'un peu éloignée du fado portugais, la belle cap-verdienne à la voix veloutée cultive la Sodade (traduction de saudade dans les colonies). Les instrus sont plus chaloupées, la langue oblique vers le patois afro-européen, mais ce sentiment semble n'avoir aucune frontière.
Pourtant, c'est plus près de moi que ce sentiment d’appartenir à une famille de musichiens errants a refait surface. Du côté de Bordeaux, l'ami Ludo, chanteur du groupe LaRéplik, mais aussi de Buscavida, nous a quittés il y a quelques mois maintenant, et ses interprétations me collent encore et toujours à l'âme. Pour lui aussi, l'exil, qu'il soit volontaire ou non, le choix des sentiments nobles et le refus de l'apitoiement s'accordent au bout du manche de sa gratte noire et font mouche.
Le fils keupon d'Amàlia et de Bernard Lavilliers qu'on aurait laissé grandir dans un squat. Une épaisseur comme ça, on ne la retrouve que chez les grands qui ont ouvert les yeux.
Je me dis parfois qu'un duo improvisé dans un café enfumé d'Alfama aurait eu une saveur particulière. On ne peut que l'imaginer, alors imaginons.
Salut, bonhomme.
Très belle chronique Tonton Toine comme d'habitude. Merci