PIT ET RIK (1982)

(ou la fantabuleuse histoire des fables en mode bistro)

Mes chers poussins,

Il existe un monde parallèle à celui que nous connaissons, plus vaste, plus poétique, plus coloré aussi. Un monde où les insectes parlent, où les objets du quotidien deviennent vraiment utiles, comme un cintre et une ventouse à chiottes qui se transforment en arc et en flèche... Depuis un sacré paquet d'années, les contes, fables et autres légendes ont bercé notre enfance, puis ont finalement fait sourire les adultes que nous sommes irrémédiablement devenus, avec notre lot de désillusions et autres haussements d'épaules blasés.

L'origine la plus probable de ces fabulae se trouve dans des tablettes d'écoliers en Mésopotamie (aujourd'hui à cheval sur la Syrie et l'Irak), il y a environ trois mille ans, qui racontent les mésaventures du renard flatteur, du chien maladroit ou du moustique présomptueux. La Grèce Antique (Hésiode et Esope au 8ème siècle av J.C) récupère le truc par capillarité, puis c'est tout le monde connu qui s'y colle. Les poètes romains (Horace et Phèdre avant et pendant J.C) vont populariser le genre, la Chine, l'Inde et la Perse en font la base de leur religion respective avant de se faire copieusement siphonner à nouveau en Occident à la Renaissance par un nobliau poudré comme un gâteau et répondant au doux nom de Jean. Toi-même tu sais, si si, le mec qu'on te demandait de connaître par cœur à six ans, même que tu tremblais devant toute la classe parce que t'avais préféré jouer à Space Invaders au lieu de réviser tes fables.

Mais revenons à nos bébêtes.

Le but de ces histoires est de faire sourire d'abord, puis réfléchir dans un second temps. Chacune d'elles possède une morale plus ou moins explicite, et de l'Antiquité jusqu'à l'époque moderne, les enfants ont appris des leçons de vie grâce à ces enseignements poétiques récités par cœur.

Puis il y a Mai 68, les comédiens s'emparent des histoires pour enfants. Un certain Coluche propulse la satire dans la stratosphère et beaucoup d'autres suivent avec plus ou moins de talent et de succès (on sait que les deux ne sont pas forcément liés, hein...).

Un jeune théâtreux, Michel Saillard,qui à la charge d'animer un village de vacance prend la Cigale et la Fourmi de maître Jeannot comme base de son spectacle. Il rencontre le barman du club, Frédéric Bodson qui se trouve être né à Liège (ce qui le place dans la catégorie des gens qui me sont sympathiques) et qui possède une bouille rougeaude qui lui revient. Rapidement, il lui propose de créer un duo comique, alliant chansons, histoires drôles et costumes à deux balles. Le Belge accepte, vu qu'il n'a pas trop envie d'essuyer des verres toute sa vie. L'histoire est simple, sans calcul, une histoire d'amitié, comme souvent.

La différence avec les autres « comiques » de l'époque qui se contentent d'imiter les accents belge, africain (oui oui, c'est un pays, on me l'a déjà dit), chinois ou arabe, c'est que Saillard écrit ses sketches avec une dyslexie forcée, technique qu'il employait déjà à l'école pour faire rigoler ses copains et mettre les adultes à l'écart. Ce stratagème lui permet, une fois adulte, de placer des jeux de mots et des sous-entendus hyper adroits. L'héritage de la Comédie du Langage du grand Jean Tardieu compilé avec un esprit de gamin mal élevé. La politique, la religion, les relations homme-femme, la société de consommation, tous les sujets sont traités sous ce vernis enfantin, un peu niais et couillon. La comparaison avec Bobby Lapointe n'est pas si loin, et c'est tant mieux, j'aime Bobby le barbu.

C'est pas pour rien que Coluche leur laisse l'antenne d'Europe 1 en juillet 79 pour aller tourner un film avec Claude Zidi et comme par miracle, l'audience va monter grâce à leur émission éphémère La vie est belge. Entre les sketches et les chansons, le public va les réclamer à la télé et sur disque et c'est A.Z qui va enregistrer plusieurs albums et un tas de 45 tours, dont le plus connu, La Cicrane et la Froumi est programmé à la chaîne par Stéphane Collaro sur Europe 1, puis dans son Collaroshow, en compagnie de Jean Roucas, Guy Montagné, Martin Lamotte, Roland Magdane et Claire Nadeau (Tante Cryda dans Kaamelott!!) sur Antenne2. Résultat, le disque se vend à plus de 650 000 exemplaires.

En 1982, ils compilent neuf chansons et un sketch sur l'album Pit et Rik bleu, sous la direction musicale de Jean-Claude Cosson et Michel Héron, à qui l'on doit la musique de Il tape sur des bambous de Philippe Lavil... ah, le parfum vanillé des années 80...

Au creux des sillons, l'auditeur va pouvoir croiser Robin qui boit, anti-héros plus franchouillard que rosbif, qui préfère s'en jeter un (ou douze) avant de sauver les pauvres, libérer Marianne et laver l'honneur de la couronne.

Papynocchio est une satire poétique de la publicité et des mensonges que les adultes racontent aux enfants, avec quelques fulgurances qui me font toujours mourir de rire (le yaourt qui fait bronzer les yeux, par exemple). Le sujet a été traité par le génial Barcella en 2010 sur son album La boîte à musiques. Allez l'écouter, c'est un ordre.

Les villages de vacances type Club Med' sont également croqués sur ce disque, fallait bien s'en douter. Les deux compères n'ont pas oublié leur rencontre. On est en pleine ascension de la troupe du Splendid et le film les Bronzés a popularisé la comédie sociale quatre ans plus tôt. Les Titis au soleil reste ultra-drôle (« le réanimateur de plongée sous-narine », je l'utilise encore), et bizarrement toujours d'actualité. Gargantua, le célèbre personnage omnivore inventé par Rabelais, a lui aussi sa part du gâteau, hahaha.

Cet hommage appuyé au saint patron de la littérature populaire semble normal, dans une France braillarde et insoumise, portée d'un côté par un gros clown à bretelles sur scène, et de l'autre par un commissaire franc-tireur flanqué d'un ogre puant et grossier qui ne pense qu'à bouffer, baiser et mettre des beignes. Tu auras reconnu le célèbre San Antonio et son ami porcin, l'inspecteur Alexandre-Benoît Bérurier (incarnation moderne ultime de Gargantua).

Le département commercial des disques A.Z a pourtant commis une faute grave : le 45 tours du Noël de la Cicrane, magnifique ode aux insectes et à la fraternité universelle (je suis extrêmement sérieux, là) est sorti...le 26 Décembre 82, le pire moment pour une chanson de Noël. Demandez à Johnny, Elvis, M.Pokora (je cite que les morts pour éviter les procès), le timing, c'est important.

Une « chanson de Noël » doit sortir avant le 24 Décembre, sans quoi faut l'appeler « chanson de Pâques ».

Une tradition dans ma famille est de passer ce disque à chaque réveillon. Sinon, pas de cadeaux ni de burger/foie gras/frite.

Cela dit, avec leurs personnages hauts en couleur, un langage fleuri et des sous-entendus grivois, on pourrait en oublier l'essentiel : Pit et Rik sont des poètes, les créateurs d'un univers baigné de folie douce et de nostalgie malicieuse.

Mon titre préféré de cet ouvrage s'intitule Le Rêveur. Les paroles, la musique (un peu médiévale au refrain et circassienne à la fin) et le traitement des voix détonnent du reste du disque et me donne toujours ce frisson, parfois même humidifie mes yeux. Je suis une chochotte, mais ça va, je gère.« J'suis un rêveur. Pas fou, pas bête et surtout pas un menteur ». Une innocence pareille ne se trouve guère que chez les gens qui ont les yeux ouverts en grand sur un monde qu'ils ne comprennent pas.

Cet album bleu (puisqu'il n'a pas d'autre nom) sera le dernier enregistré par le duo. Leurs participations aux émissions de Collaro (Cocoboy, Cocoricocoboy et autres noms très recherchés) vont continuer sur TF1, puis la Cinq, puis le service public à nouveau. La privatisation sera passée par-là.

À l'aube des années 90, l'ambiance commence à refroidir et la mode passe. Les deux amis sortent de l'écran par la petite porte. Michel Saillard continue d'écrire quelques temps pour la télé, ouvre un café-théâtre à Montpellier et monte toujours des pièces avec sa compagne. Fred Bodson décide de quitter son ami pour embrayer sur une carrière de comédien « sérieux » à Paris. On le verra dans trois films (Un enfant, Rosetta et La Promesse) des frères Dardenne, puis dans divers téléfilms et séries français, jusqu'à sa disparition en 2018.

Finalement, leur carrière commune aura duré à peine une quinzaine d'années, mais l'intensité de leur vie artistique est vraiment considérable. Sans Internet, sans réseaux sociaux, juste en faisant des spectacles. Leur héritage est immense et un bon nombre de « vieux » d'aujourd'hui comme moi ont des bribes de souvenirs à l'évocation de Rikiki Pouce pouce ou la Cosmocyclette...

Avec Pit et Rik, je me sens chez moi, sous une couette de plumes, un bol de chocolat chaud au bord de la table et je me laisse glisser doucement dans la rêverie. Loin du tumulte de la vie, des virus, des réouvertures de fast-foods et de la déclaration de revenus.Bonne journée et prenez soin de vous, de vos amis, et des insectes.